L’ouverture de Sleepy Hollow semble emblématique du film à bien des égards. Pouvons-nous identifier et expliquer le rôle des instruments employés par Danny Elfman dans cette introduction ? Que laisse présager cette musique d’ouverture pour la suite narrative, esthétique et thématique du film ? Cette musique est-elle une simple traduction de l’action à l’écran ou ne dit-elle pas en réalité parfois autre chose que l’image ?
La majorité des films débutent souvent avec des sons avant les images proprement dites du film. C’est le cas ici où, plus que jamais, l’audio passe avant le visuel (se rappeler d’ailleurs la chronologie linguistique même du terme « audio visuel »). L’ouïe avant la vue. Nous entendons avant de naître. La partition musicale, ici, ouvre le film, le fait naître et mélange, déjà, les traits de caractères musicaux à venir dans le film: le leitmotive principal solennel (ou l’éternel retour narratif marquant le poids de l’odyssée du protagoniste), le chœur grave (ou la mort d’hommes fantômes surgissant du profond), le soprano (ou l’espoir innocent et le monde du rêve).
Dentelle de figures en spirale, palimpseste d’instruments et d’esquisses sonores tournoyantes, la musique d’ouverture de Sleepy Hollow, composée et décomposée par Danny Elfman, croisera le fer à tout instant avec les images initiales du film elles-mêmes vite entremêlées en fondu enchaînés. Se dessine à l’orée du film, un monde sonore et visuel déjà cousu et enfermé sur lui-même. Et, en effet, telle est la racine de ce monde, l’Amérique originelle, vaste puzzle où chaque pièce sonore, visuelle et thématique semble complice ou écartée d’une autre. Il s’agira donc au protagoniste principal, comme aux spectateurs, de renouer ces liens souvent ancestraux.
Au commencement, était une harpe…
Ab initio, Sleepy Hollow amorce les spectateurs, le temps d’un instant, avec les cordes piquées d’une harpe ; des ondulations de harpe qui nous chuchotent presque au creux de l’oreille: « Ecoutez bien, nous allons vous raconter une histoire… » C’est l’instrument de l’amorce, du début. D’ailleurs, instrument originel, la harpe fait très tôt son apparition dans notre Histoire et est représenté dès les bas-reliefs égyptiens (sous forme de croissant). En musique, mais aussi en arts visuels et littéraires, la harpe est souvent perçue comme un équivalent musical et mystique de l’échelle liant Terre et Ciel et est ainsi considérée comme l’instrument même du voyage vers l’Au-delà. Or, cette nature médiatrice et initiatrice est sinon le moteur du film, un des éléments thématiques clé de Sleepy Hollow. Sa place, au début de Sleepy Hollow, est tout sauf un hasard.
Mais la harpe est également un instrument que l’on pique et caresse avec le bout des doigts (et parfois aussi la paume des mains). Nous savons le rapport aux mains fondamental dans Sleepy Hollow, ici dès la scène d’introduction, mais également, un peu plus tard et régulièrement dans le film: mains marquées et cicatrisées (celles de Ichabod) ou encore mains griffées de sang et manipulatrices (la veuve noire tirant les fils et ficelles et manipulant tous les protagonistes). C’est d’ailleurs, en cela, un peu la résurgence masquée de la phrase célèbre « Pull the strings ! » dite par Bela Lugosi (Martin Mandau) dans Ed Wood de Tim Burton. Mais, en tout cas, les mains ne sont peut-être jamais tant présentes à l’image que quand elles sont simplement évoquées par le son à travers le solo d’un piano ou d’une harpe (c’était l’avis de François Truffaut par exemple). ((François Truffaut cité par Tony Garnett in « Un Siècle de Cinéma »))
Particulièrement attentionné aux instruments, Danny Elfman, tout comme son maître Bernard Herrmann avant lui, privilégie toujours l’identité, voire le solo, de chaque instrument plutôt qu’une hégémonie symphonique hollywoodienne fort classique. Ici, l’identité musicale sert de contrepoint majeure à l’histoire même de Sleepy Hollow, où il sera question, précisément, d’identité, d’individualité, de solitude, de signature, de nom de famille, d’arbre généalogique. Comme nous allons le voir, il va s’agir pour Danny Elfman dans Sleepy Hollow de mélanger les familles d’instruments, de les intervertir, voire parfois de les subvertir. Quand la musique de film raconte, aussi, des histoires…
La cavalcade des familles d’instruments
Avant même de voir la quelconque image de Sleepy Hollow, Danny Elfman nous raconte déjà une histoire à travers des choix de couleur orchestrale comme autant de protagonistes ou de silhouettes remuant encore à l’état nébuleux et liquide.
Se tissent à la harpe (instrument même de l’onde si l’en est), jusqu’à la « disparition » de celle-ci du champ sonore, une nappe de violons frémissants directement inspirée du thème « Mars » des « Planètes » de Gustav Holst (thème écrit initialement comme « porteur de guerre »). Le compte à rebours évoqué par le tempo annonce, sinon une guerre, des implosions et des déchirures. Mais voilà que les violons sont, à leur tour, rejoints, ou « poursuivis », par un chœur grave (interprété par le Chœur Metro Voices) rappelant vaguement un Requiem (écho au Dies Irae de Mozart ?).
Une sonorité, en tout cas, pour le moins macabre et qui tombe dur et immanquablement sur la partition comme sur le film. C’est aussi, ainsi, l’omniprésence d’un patrimoine musical, strictement européen ou presque, qui prédomine l’atmosphère musicale de Sleepy Hollow à l’image de l’Europe dont l’influence est encore étouffante dans l’Amérique du XVIIIème siècle – la musique de Elfman devient presque un autre fantôme serpentant dans Sleepy Hollow…
Dans la même logique d’instruments sonores sans cesse « rattrapés » par d’autres, telle une constante cavalcade orchestrale, la partition de Elfman (se) poursuit avec la cloche d’église – qui reviendra ponctuellement dans la musique du film. Importance masquée du religieux dans Sleepy Hollow (les familles finiront par se réfugier dans une église, le père d’Ichabod était un prêtre intégriste et violent, etc.). C’est le son dur de l’acier (comme l’épée) qui évoque ici autant une communion que des funérailles. Identités multiples d’un son que Elfman cultivera en obsession et en véritable Epée de Damoclès pendant le film.
Alors qu’à l’image le brouillard sur le titre semble se chercher une forme, c’est la voix douce et innocente d’un garçon qui s’élève. Danny Elfman emploiera pendant le reste du film un Chœur d’enfant (interprété par le Chœur SCHOLA) dont la sonorité aiguë évoque le féminin. En ce sens, ces voix de jeunes garçons formulent une vraie ambiguïté sonore, un trouble un peu flou pas inintéressant ici vis à vis des liens entre garçons et mères dans le film.
A cette voix pure se confronte aussitôt, le chœur de voix mâles et graves. Monde des hommes et monde des enfants. Entre rêve et magie, d’une part, et cauchemar et mort, d’autre part. Les deux sonorités sont en tout cas entremêlées ; il n’y a ni chez Elfman ni chez Burton, d’opposition nette et définitive, mais plutôt « des mélanges de laboratoire » où il s’agit davantage d’observer et d’écouter les réactions chimiques nées avant tout, comme dans leurs films ensemble, des éternelles confrontations entre images et sons, individus et populations, vivants et revenants, etc.
L’ombre de l’opéra
Après les titres dans le noir, la première image du film jaillit nette et de façon sonore (seul son en dehors de la musique) comme le sang jaillira d’un coup dans l’introduction et le reste du film. En fond, au fond, cuivres et cymbales solennelles. Après l’introduction musicale fantomatique résumant quelques vagues thèmes et motifs, l’opéra « séria » peut se mettre en marche ; un opéra résolument « sérieux » – forme musicale clé au XVIIIème siècle (période même où se déroule l’action de Sleepy Hollow). Il est question à présent pour la musique d’ouvrir et de marquer au fer rouge la tragédie en route, ou en tout cas, le drame naissant, l’origine des combats à venir.
Des corps de violoncelles (instruments qui par leur grande taille sont d’ailleurs les plus proches du corps humain et du cercueil) viennent nouer en douceur des mains filmées de près et renforcer à l’image le sentiment de bois rustique montré au premier plan. Intimité profonde, rusticité originelle, le choix de violoncelles donnent vie (ou mort ?) à des mains dont on ne voit pas le prolongement corporel, ni les bustes ni les têtes, tronquées, déjà sectionnées, décapitées par le cadrage. La musique évoque probablement ici l’humanité, le cœur, guillotinée d’avance.
Le compte à rebours lancé au tout début s’accentue alors plus que jamais ici, la musique va crescendo, la profondeur sonore des cuivres se fait plus entendre, comme un lointain retrouvé ou « déterré ». Et les cloches ponctuent, ponctionnent même, quelques fondus enchaînés à l’écran comme autant de passages clé, d’un plan à l’autre, d’une vie à l’autre, comme autant de points, de poings et de sons solennels scellant le destin en marche. C’est aussi une manière pour Elfman de souligner la couture entre les plans liés en fondu par Burton, et de faire sentir paradoxalement la coupure dure – coupure jamais moins secrète qu’avec le fondu enchaîné qui, au contraire de rendre doux les raccords entre les images, accentuent notre conscience de la coupe même du montage.
L’entrelacement des figures visuelles trouve un contrepoint sonore avec deux silhouettes mélodiques elles-mêmes contrapuntiques avec violons et trombones ; les tissages de deux histoires se confrontent plus que jamais en secret, dans le fond. Le tempo, chaque seconde plus « là », plus « visible », est marqué par les violoncelles dont la nature se transfigure en instruments de percussions. Elfman subvertit, pour ainsi dire, leur nature même à la manière d’un Bernard Herrmann dans sa partition de Psycho (1960): les cordes deviennent percussions. Ils changent littéralement de familles, ils changent d’identités. Simulacre musical.
La dimension opératique de ce début de film atteint ensuite « un pic » avec l’image de la bougie et de la cire fondue marquées très fort musicalement. Chaque geste, chaque action, la plus bénigne, semblent ici lourds de conséquence grâce à la musique et prennent des accents de tragédie. Elfman se rapproche plus que jamais des images et de l’action et donne à sa musique le mouvement interne du film et des plans. Ainsi, entend-on une envolée de violons sur le mouvement arrière (à reculons) de la caméra. Ainsi, entend-on le marquage musical plus dense encore sur le mouvement avant, en « retombée », de la caméra sur le sceau familial. C’est, ainsi, grâce à l’intensité particulière de la musique que nous comprenons pleinement qu’il vient de se passer quelque chose de terrible. Les images seules ici ne suffisent pas.
L’art du détournement musical
Cette scène d’introduction, presque effrayante au son, trouve un climax dans sa toute fin et à la rupture vers la scène suivante. Le lien avec cymbales d’une scène à l’autre est cassant et fait éclater aux quatre vents l’orchestration et les plans jusque-là mêlés quasiment « sans cut ». Une explosion musicale coupe les deux scènes comme un éclair (éclair que l’on retrouvera littéralement à la fin de cette même scène dans le champ de maïs). Cicatrice musicale, créature vivante et naissante, la partition de Elfman va exécuter des va et vient sonores pendant toute la scène, entre orchestre « tutti » déchirant (ici une centaine de musiciens a été convoquée) et pauses sonores et silences.
Après l’éclair (conséquence de la signature sur le parchemin), la musique tournoie sur elle-même avec une écriture résolument cyclique évoquant musicalement les roues du carrosse. C’est l’histoire sans fin, l’éternel recommencement de l’Histoire, le sempiternel revenant qui sévira dans la suite du film. Et, alors que le carrosse passe devant nous et s’enfonce dans l’obscurité, la musique s’apaise et laisse entendre un orgue d’église. C’est le retour systématique du religieux dans la partition de Elfman comme les cauchemars obsessionnels d’Ichabod – et non seulement un moyen pour Elfman de retrouver le parfum d’un univers gothique ou « à la Halloween ». C’est un monde baroque et archaïque de croyances démasqué par la musique.
Et c’est un bref silence ((Nous retrouverons un rare et long moment de silence dans Sleepy Hollow quand Ichabold rassemble les fragments en puzzle des noms de famille. Le silence fait partie de la musique et l’absence subite de musique met, parfois, plus en valeur les scènes et les instants clé dans un film qu’avec une trop grande présence musicale ou sonore.)) qui inaugure la fausse piste d’un calme retrouvé. La musique de Elfman est simulacre et trompe l’oreille. Elle l’est ici d’autant plus qu’elle vient ensuite démentir musicalement l’image morbide d’un épouvantail à tête de citrouille planant en spectre sur la nuit (rappelant d’ailleurs le début d’Hamlet). Alors que cette image frappante cause l’effroi chez le protagoniste (Martin Landau), Elfman utilise un accompagnement musical inattendu (en particulier à Hollywood): c’est en effet un métallophone et la voix douce d’un enfant que Elfman confronte (le cinéma de Burton étant basé lui aussi sans cesse sur la confrontation des gens et des genres) avec l’image de la mort. L’enfance et la mort jamais opposées chez Burton/Elfman, refusant souvent les manichéismes faciles.
La surprise effarée du protagoniste, la mort sur le visage, est ainsi niée par la musique qui inverse la dramatisation et renforce l’étrangeté, le décalage et la surprise fascinante de la situation. Il y reviendra musicalement à toute fin de la scène avec le retour de l’épouvantail. C’est la force musicale d’Elfman qui ne tombe pas dans une traduction systématique de l’image par la musique. La bonne musique de film, nous dit-il, ne traduit pas, mais, probablement, elle traverse. Elle illustre ce qui n’est pas montré comme le prétendait régulièrement Jerry Goldsmith ou encore, « elle montre ce qui n’est pas filmé » pour reprendre ici les propos de Philippe Sarde. ((Propos tenus par le compositeur Philippe Sarde dans un documentaire du même nom réalisé par Alexandre Tylski (ESAV, 1999) ))
Dans Sleepy Hollow, la musique joue un rôle non de vulgaire paraphrase de l’image, mais de « contrepoint de rêve et de charme » (pour citer l’expression de Charles Chaplin), une autre béance donnée à la réception spectatorielle, une quête d’identités fortes. « J’ai créé sept ou huit thèmes, confesse Danny Elfman, et bien que les ayant écrits pour des personnages ou des moments précis, je me suis obligé à les changer de place… (…) aucune règle vocale ou orchestrale, encore moins thématique, n’est respectée. » ((Propos recueillis par Didier Leprêtre, in Dreams Magazine, n. 23, juillet/août 2001, p.29)) Ainsi, dans le reste du film, la mort aura les traits d’une voix d’enfant, un enfant sera associé aux chœurs graves d’outre-tombe, etc.
De la même manière qu’Ichabod cherche à éviter les idées préconçues et les clichés pré-établis, Elfman détourne les conventions habituelles de la musique de film dominante. Il place et intervertit (subvertit) en boucle et en spirale des figures musicales sur des visages distincts, il enquête sur l’apparence et le profond, ne laissant jamais sa musique à l’état dogmatique, cherchant les trompe l’oreille comme on cherche à masquer et à démasquer, refusant sans cesse des codes archaïques. Bref, une musique délibérément personnelle et signée