Il est des idées répandues qui ont la vie dure. Le chocolat ferait grossir. Christopher Nolan écrirait des scenarii qui déchirent. Et Burton serait un cinéaste sombre, torturé, morbide. Bref, un type so dark, hanté par la mort et qui nous met des têtes de mort partout.4
A la décharge de tous ceux qui se disent cela (et ils sont nombreux), Burton met effectivement des têtes de mort partout. Il le dit lui-même :
Il y a des fois où je me dis : “c’est bon, je n’ai plus besoin de voir des squelettes !” Mais il y en a d’autres où c’est plutôt : “Et puis, vous savez quoi ? J’adore les squelettes. Je pensais en avoir fini avec eux, mais je les aime vraiment !” ((Burton on Burton, Faber and faber, 2006, p.41))
Ce n’est pas une rapide étude iconographique de son oeuvre qui va contredire cela. Voyez plutôt :
Oui, la mort est belle et bien omniprésente dans le cinéma de Tim Burton. Il ne servirait à rien de le nier. Quand ce ne sont pas des squelettes, ce sont des cimetières, des fantômes, des vampires, des fours à tourtes humaines, des êtres à la maigreur et à la pâleur cadavérique… Le cinéaste utilise une imagerie de la mort et semble s’y complaire. Quoi d’étonnant venant d’un homme qui, gamin, partageait son temps entre les cimetières de Burbank et les salles obscures où il regardait des films d’horreur ?
L’influence du cinéma de genre
Car la première chose à savoir si l’on veut comprendre la manière dont Burton met en scène la mort dans ses films est que celle-ci est grandement inspirée par le cinéma de genre, notamment par les films d’horreurs des firmes Universal et Hammer. La littérature a pu jouer un rôle dans la construction de cet imaginaire, notamment les nouvelles d’Edgar Allan Poe et les dessins d’Edward Gorey, mais le véritable lien unificateur est le cinéma.
Ainsi, au Dracula de Terrence Fisher campé par Christopher Lee répondent les références vampiriques omniprésentes et un jeu de couleur très travaillé autour du sang.
A la sorcière défigurée par la torture dans le Masque du Démon de Mario Bava répond l’image mortifère de la vierge de fer de Batman le Défi et de Sleepy Hollow.
Ou encore, de manière plus nette encore, à l’excavation de tombes du Frankenstein de James Whale, répond l’excavation de Sparky dans Frankenweenie.
Il y a une véritable ambivalence dans le rapport qu’entretient Burton avec ce cinéma de genre qui l’influence tant : en effet, le jeune garçon a grandi à Burbank, temple du cinéma hollywoodien, haut-lieu de la Warner, de Columbia et de Disney, entre autre. Dans cette ville bien calme aux abords si normaux, le milieu du cinéma est central et constitue un horizon quotidien. Mais Burbank, c’est aussi une banlieue morne et formatée, aux habitants obsédés par la norme de l’american way of life des années 60. Le cinéma quotidien devient donc un échappatoire pour le jeune Burton qui trouve plus de rationalité et de vérité dans un film de monstres que dans la vraie vie. Des correspondances étranges ne font que renforcer ce sentiment : il se retrouve ainsi dans les nouvelles de Poe, lui à qui les parents ont muré les fenêtres de la chambre pour une raison obscure. Il se reconnaît dans les films avec Vincent Price, lui qui aimait rester seul, isolé du monde, comme perdu dans un grand manoir intérieur.
Ainsi, si la mort est si présente chez Burton, c’est qu’elle est pour lui familière, quotidienne, tout au moins dans sa version fantasmatique. Il a grandi avec ces films, avec ces livres et se les est appropriés intimement. Ses pérégrinations dans les cimetières même n’ont rien d’une fascination pour la mort même. Elles ne sont que la résultante de la recherche d’un endroit calme et isolé, où personne ne viendrait troubler sa quiétude. Il habitait à Burbank, en face du cimetière. Ce fut donc le cimetière. En tout autre lieu, peut-être n’aurait-ce pas été la mort mais le désert qui l’aurait ainsi habité !
La mort, quelle belle vie !
Peut-être est-ce ce sentiment de familiarité avec la mort cinématographique qu’entretien Burton, mais la mort ne fut sans doute presque jamais aussi vivante que chez lui. Car, s’il est bien une chose que l’on ne peut reprocher au cinéaste, ce serait une vision sombre et torturée de la mort. Oui, celle-ci est omniprésente. Oui, chaque personne finit par mourir. Mais est-ce véritablement une fatalité, un drame insupportable illustré tout en noir à grand renfort de pleureuses et de violons ? Que nenni !
La mort n’est pour Burton au fond qu’un commencement, une étape pour parvenir à une nouvelle vie, peut-être plus accomplie. En témoigne le personnage de Selina Kyle, alias Catwoman dans Batman le Défi : simple secrétaire engoncée dans ses habitudes, névrosée, dominée par une société patriarcale et hiérarchique, la mort est pour elle une véritable révélation, transformation intime qui lui permet de s’accomplir totalement en laissant échapper son animalité profondément enfouie.
Elle devient Catwoman, agile, libératrice, et quelque peu schizophrène (mais qui ne l’est pas…) ! Et son corps porte les stigmate de cette résurrection vécue comme renaissance : couturée, rapiécée, refaite de brics et de brocs comme une créature de Frankenstein féminine. Ces cicatrices de passage sont le signe d’une vie nouvelle, mais aussi celui d’une fragilité profonde, d’un démantèlement de l’identité que l’on cherche à recoudre tant bien que mal.
Il s’agit là pour Burton d’un motif visuel récurrent : prenons Sparky dans Frankenweenie, Edward dans Edward aux Mains d’Argent, Catwoman ou encore Sally dans L’Etrange Noël de M. Jack. Tous portent sur leur corps ou leur costume ces coupures, ces cicatrices, signes à la fois d’une reconstruction et d’un tiraillement interne. Expressionniste, extériorisant le sentiment interne de ses personnages, Burton l’a toujours été, et il s’agit là de l’une de ses grandes signatures.
La mort amène donc à la vie. Mais, mieux encore, la mort chez Burton est vie, mouvement, couleur et joie ! Prenez Halloween Town dans L’Etrange Noël de M. Jack : la mort y est omniprésente, mais n’est associée qu’à la fête, aussi étrange soit celle-ci. Plus criant encore, le monde des morts des Noces Funèbres se trouve à l’opposé du monde des vivants. Le premier est joyeux, coloré et musical tandis que le second se retrouve terne, rigide et triste. Ce n’est que la porosité entre les deux monde qui permettra de sauver les vivants de la léthargie mortelle qui les menace !
Cette scène des Noces Funèbres illustre parfaitement la joie dansante de la mort burtonienne. Elle est fortement inspirée par le motif de la Danse Macabre, apparu en Europe au XVe siècle. A cette époque difficile où les épidémies de peste couplées aux nombreuses guerres déciment la population européenne, la mort est omniprésente, terrible et constitue vraiment le quotidien des hommes. Les Danses macabres rappellent ainsi deux chose : la première est le memento mori, “souviens-toi que tu es mortel”, cette idée que chaque homme voit un jour sa fin. Corollaire du memento mori, l’égalité entre les composantes de la société face à la mort. La mot se rit de l’échelle social, du statut des mortels. Rois, prince, évêques, prêtres, marchands, paysans et mendiants finissent tous par mourir. Et par être égaux face à une mort moqueuse.
Cependant, il est peu probable que Burton fasse référence à ces Danses Macabres de la fin du Moyen Âge. Peut-être même ne les connaît-il pas, n’étant guère nourri de culture classique ! De manière certaine, en revanche, la référence qui est faite est indirecte, via le court-métrage d’animation de Disney La Danse Macabre (Skeleton Danse, 1929). Ce court-métrage, que Burton a vu de manière certaine à CalArts, l’école d’animation de Disney où il a fait ses études, est cité de manière très nette dans l’extrait des Noces Funèbres comme en témoigne la comparaison entre ces images :
Mais cette mortelle joie ne se manifeste pas chez Burton que de manière Grand-Guignolesque. Il n’hésite pas à le mettre également en scène dans un cadre plus terre à terre.
Ainsi, dans Big Fish, la mort d’Edward Bloom est tout ce qu’il y a de plus réelle.
Cette mort n’est pourtant pas vécue comme quelque chose de profondément triste, mais plutôt comme l’achèvement logique d’un parcours qui permet les retrouvailles de tous ceux qui ont construit la vie d’Edward. Un bilan, en somme. Si l’approche de la mort par Burton se fait ici plus réaliste – son père venait de mourir, ajoutant à l’intime du film – il ne peut s’empêcher de la détourner au travers du conte. Mais celui-ci, comme tout conte, n’est que symbole : la mort est bien vécue comme passage, moment de vie et de réunion.
Ridiculement mort
Dès lors, de la joie au rire, il n’y a qu’un pas, que Burton franchit allégrement : la mort n’est pas seulement joyeuse chez lui, elle peut aussi être ridicule.
Le cas le plus représentatif de cette mort tournée en dérision est sans nul doute Beetlejuice et son administration mortuaire ! Cessons donc de magnifier la mort, de l’imaginer comme une belle et terrible faucheuse au regard implacable. Non, prenons tout d’abord notre ticket (à partir de ce point, deux ans d’attente), installons nous confortablement dans une salle d’attente où sont représentés toutes les morts les plus ridicules qui soient et patientons… L’ennui risque d’être mortel !
C’est d’ailleurs tout le film qui joue avec la mort en s’en riant et en s’en rapprochant grâce à une ingénieuse inversion du film de fantômes : la maison n’est plus hantée par des esprits, mais par des vivants, dont il faut se débarrasser ! Le procédé a d’ailleurs par la suite été repris dans d’authentiques films d’épouvante.
Ridicule et grotesque, Beetlejuice nous permet ainsi d’apprivoiser la mort. En la rendant moins sérieuse qu’à l’accoutumée, Burton nous montre dès ses débuts que la mort fait certes partie de son vocabulaire cinématographique, mais que celle-ci ne doit pas être perçue de manière sombre.
Car, même lorsque la mort est présentée de manière plus naturaliste et qu’elle constitue un moment fort émotionnellement dans le film, Burton ne peut s’empêcher de nous glisser des petits clins d’oeil lumineux et grotesque. C’est que que l’on retrouve dans Ed Wood au travers du personnage de Bela Lugosi.
Lorsque Ed Wood le rencontre pour la première fois, il le croit mort. Non comme tout le monde qui le pense mort depuis longtemps. Non, il le croit mort, devant ses yeux. Il faut dire que l’illustre interprète du Comte Dracula est dans un cercueil, en position fort peu équivoque ! Mais soudain celui-ci s’éveille et se lève, éructant contre le confort des cercueils qu’il venait tester !
Référence vampirique au passé de Lugosi, évidemment. Mais également manière d’exorciser la mort de celui-ci, qui ne tarde d’ailleurs pas à venir. Et là encore, bien que le moment soit parmi les plus émouvants de toute la filmographie burtonienne, le réalisateur ne peut s’empêcher de glisser une petite dose de ridicule en habillant l’acteur d’habits de carnaval, certes cherchant à le rapprocher de son illustre personnage, mais ajoutant surtout une touche d’humour bienvenue pour alléger l’ambiance.
Joyeuse destruction !
Finalement, le cinéma burtonien n’est jamais aussi joyeux que lorsque règne la mort et la destruction. Bien loin d’être désolation, celle-ci est plutôt assimilée à un joyeux bazar, à une éruption de vie anarchique dans un quotidien morne et, lui, profondément mortel.
C’est là toute la particularité de Burton dans son approche des méchants, de leur destructions et des catastrophes qu’ils provoquent : ils sont avant tout créateurs de vie. La destruction, c’est le mouvement, la couleur, le bruit et la fureur.
Cette approche ne peut que rappeler l’hymne à la fureur vrombissante que constitue le mouvement futuriste, né au début du XXe siècle :
“Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité. […] Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’oeuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues […].” ((MARINETTI Filipo Tommaso, Manifeste du Futurisme, 1909))
Eloge de la vitesse et du mouvement, fascination pour l’industrie, les parallèles entre Burton et les futuristes ne manquent pas. Et, comme toute avant-garde, le discours tenu peut être extrême vis-à-vis des tenants d’un certain classicisme. Pensons ainsi à la ferveur avec laquelle le Joker saccage dans Batman le bien sage musée de Gotham, n’épargnant que l’oeuvre torturée et expressionniste de Francis Bacon.
Cet appétit pour la destruction se retrouve tout au long de l’oeuvre de Burton. Ainsi, dans Batman, le Défi, les discours mortels et soporifiques ne peuvent être interrompus que par l’irruption mortelle de la destruction. Mais celle-ci se fait avec force joie et abondance de couleurs.
La grisaille de la ville et sa torpeur hivernale, à peine éclairée par quelques guirlandes artificielle, est remplacée par un chaos issu du cirque, livré dans un grand papier cadeau. Certes, c’est la mort et la destruction qui dominent. Mais quel mouvement, quelle vie, quel humour !
Jamais le monde ne devient aussi vivant que lorsque règne la mort. Le cas est tout aussi clair dans Mars Attacks ! Le mouvement, la joie et la vie n’interviennent qu’au travers de la destruction. Au fond, ne sommes-nous pas tous comme ces martiens, profondément amusés par la destruction, envahis par un rire salvateur venant nous tirer de notre langueur cérémoniale ? Le spectateur est venu voir un film catastrophe. Il est heureux d’être assis dans son siège de cinéma, paquet de pop-corn à la main. Et bien ! Que la catastrophe soit joyeuse ! Au fond, tout spectateur de Mars Attacks ! est un martien rigolant méchamment au spectacle de mort qui se joue devant lui. Après tout, il est là pour ça !
Chez Burton, la parabole devient ici satirique et politique. La destruction et le goût pour la mort se double d’un message grinçant sur le patriotisme américain et sur le goût prononcé pour la destruction au cinéma, celle des films catastrophe en général. Mais ce message ne s’inscrit pas dans un essai pamphlétaire profondément mortel. Il se construit en donnant au spectateur ce qu’il a envie de voir tout en le prenant à contre pied.
Ainsi, tout le film se construit-il comme un joyeux bazar mis en scène par des martiens au goût prononcé pour le désordre et la destruction bien plus que pour une quelconque conquête. A l’absurdité du fonctionnement réel de l’Amérique des années 1990, Burton répond par la joyeuse absurdité de la destruction.
Après tout, comme le dit le Pingouin dans Batman, le Défi : “Burn, Baby, Burn !”. Le slogan est repris des émeutes raciales de Watts, à Los Angeles en 1965. Le désordre, la fureur et le bruit ne peuvent au fond qu’être politiques.
Ainsi, bien loin de toute vision gothique caricaturée, Burton construit une image de la mort basée sur la joie, le mouvement et la couleur. Cette mort omniprésente et dédiabolisée ne peut être donc qu’acceptée comme faisant partie intégrante de la vie. Nous sommes là plus proches de la vision traditionnelle mexicaine de la fête des morts que de celle des WASPs, ces blancs protestants américains, à la rigueur et au puritanisme légendaires.
Exorcisée par sa magnification, la mort chez Burton peut être comprise comme mouvement vital, pulsion à accepter pour mieux vivre avec. Difficile alors de reprocher au réalisateur un quelconque aspect véritablement sombre et torturé !