Rencontre avec Tim Burton, autour d’une “tragédie musicale”


Passage à Venise, deux journées, pour rencontrer Tim Burton et voir quelques minutes de son nouveau film, “Sweeney Todd“, avec Johnny Depp et Helena Bonham Carter, qui sortira le 21 décembre aux Etats-Unis, puis en janvier en France. Je dois en effet ajouter un nouveau chapitre à mon livre sur l’auteur d’”Edward aux mains d’argent” pour une réédition à paraître à l’automne.

Le 5 septembre, La Mostra fêtait le “Tim Burton’s Day”. Le cinéaste, arrivé la veille avec Helena Bonham Carter, son épouse enceinte (le couple attend un deuxième enfant pour le mois de décembre), recevait à cette occasion un Lion d’or d’honneur pour l’ensemble de son œuvre, comme David Lynch l’année précédente. Lors de la conférence de presse, Marco Müller, directeur du festival, qualifie Burton de “plus inventif des enfants du cinéma contemporain”, d’”homme d’imagination qui transcrit ses rêves sur l’écran en mêlant le merveilleux au fantastique”, ou encore d’”artiste de talent qui a eu l’audace de remettre la fantaisie au centre du cinéma”. “Pour moi, remercie Burton, Venise est pour toujours une ville de cinéma”.

Le soir, lors de la cérémonie, avant la projection d’une nouvelle version en 3-D de “L’Etrange Noël de Mister Jack“, Johnny Depp et Tim Burton montent sur scène, le premier en smoking blanc et nœud papillon noir, le second dans son éternelle tenue sombre, tous les deux aussi ébouriffés. Le plus jeune remet à son mentor son lion d’honneur.

“Sweeney Todd”, avec un Johnny Depp héros tragique

Le matin, les festivaliers avaient pu découvrir, dans la Sala Grande du Lido, environ neuf minutes extraites de la dernière collaboration des deux hommes, leur sixième film commun, dont le cinéaste supervisait encore les finitions, “Sweeney Todd“, sous-titré: “The Demon Barber of Fleet Street”. Johnny Depp, vieilli, héros tragique à la pâle figure, dont la coiffure échevelée arbore une imposante mèche blanche, y apparaît comme un dandy sur le retour, sarcastique, sombre, obsédé par la mort et la vengeance. Helena Bonham Carter, gothique, blême, les yeux cernés, vieillie elle aussi, semble transie d’amour et d’admiration, poursuivant avec Depp l’idée fixe d’une revanche sur la société qui les a exclus et méprisés. Car ces deux êtres unis par le goût de l’obscurité et par une apparence à la fois désuète et décalée, se retrouvent ici dans la marge, isolés dans un refuge de poussière et de bois ancien, protégés par une lumière oscillant entre crépuscule et ténèbres: un vieux grenier les accueille, où la seconde a conservé — et rend au premier — les instruments qui ont fait sa gloire, des rasoirs magnifiques à la lame d’argent, un siège de barbier aux éclatants parements rouges sang.

Johnny Depp, habité, transporté, commence à chanter son “bras” retrouvé, bras vengeur, bras armé, bras virtuose, une lame de rasoir effilée à la main, comme s’il prolongeait, avec quinze années de plus, un surcroît de machiavélisme mais l’innocence et la candeur en moins, l’”Edward aux mains ciselées” qu’il fut autrefois pour Tim Burton, lors de leur premier film en duo. Il semblerait que le personnage d’Edward aux mains d’argent revienne amer et meurtri, après des années d’exil dans son antre obscure, pour faire de ses ciseaux et de ses lames les armes de sa vengeance contre la société qui l’a rejeté. La voix de Depp s’élève, bientôt accompagnée par celle de Bonham Carter, comme un chant mélodramatique rythmé par les notes d’une musique vigoureuse d’un opéra d’effroi. La caméra s’élève elle aussi, dans un mouvement d’ascension assez typique du style burtonien, quitte le grenier par une fenêtre, survole quelques instants une ville grise et miséreuse, gigantesque macrocosme industrieux, pour disparaître dans le lointain.

Qu’avons-nous vu? Sans doute l’ouverture de Sweeney Todd, la cérémonie des retrouvailles d’un couple frustré et vengeur qui fomente en chansons paranoïaques, mégalomanes et macabres, la plus sanglante des revanches. Pour saisir au mieux cet extrait qui garde un goût de pas assez, il faut opérer un flash back de plus de vingt-cinq ans, quand le jeune Tim Burton, à 21 ans, au Royal Drury Lane Theater de Londres, assiste fasciné, plusieurs soirs de suite, aux représentations de Sweeney Todd, le musical composé par Stephen Sondheim sur un livret de Hugh Wheeler. Cet “opéra macabre” fait une forte impression sur le jeune homme, encore apprenti animateur, au point qu’il esquissera, dès l’époque, quelques dessins des deux personnages principaux.

Vengeance dans l’Angleterre victorienne

L’histoire se déroule dans la Londres victorienne de la seconde moitié du XIXe siècle, où la société est coincée et puritaine, les juges aussi impitoyables que corrompus, les consommateurs friands de nouveautés soudaines et de sensations fortes. Benjamin Barker est un barbier à la mode. Son succès fait des jaloux, et le juge Turpin, corrompu par les rivaux de Barker, parvient à le faire injustement condamner à la prison, tandis que sa femme et sa fille lui sont enlevées par le magistrat tout puissant. Quand, bien des années plus tard, il s’évade de prison, Barker ne rêve que de vengeance et, à la recherche de ses femmes, revient s’établir à Londres sous un autre nom, Sweeney Todd. Grâce à madame Lovett, une cuisinière secrètement éprise de lui, il retrouve ses instruments et son échoppe, qu’elle a pieusement conservés. A leur manière, le barbier et la charcutière forgent un pacte pour se venger d’une société qui les a méprisés: lui tranchera la gorge de ses clients à la moralité douteuse, dont elle réceptionnera les corps par une trappe, et leur chair et leur sang serviront à la confection des boulettes qui fourreront les tourtes qu’elle vendra dans sa boutique. Bientôt ce commerce se fait florissant tandis que la machine médiatique s’emballe, et le tout Londres se précipite pour goûter aux friands à la viande, fameux, aussi abjects que délectables, à la saveur si particulière. Quand Sweeney Todd retrouve la trace de sa fille, il organise un piège afin de mettre à mort son bourreau, le juge Turpin. Il y parvient, mais meurt également, dans un règlement de compte qui tourne au carnage, seule sa fille survit.

Tim Burton caresse une première fois l’idée de se lancer dans ce musical macabre dans les années 90. Il y renonce et c’est Sam Mendes qui doit le tourner, avec Russel Crowe dans le rôle titre. Puis, en 2006, au moment où Burton repousse l’ambitieux projet de “Believe It or Not!“, avec Jim Carrey, “Sweeney Todd” redevient une priorité. Le seul problème est dès lors l’aspect musical du film, qui est à la fois un attrait pour Burton et une difficulté. Le cinéaste a certes toujours aimé les comédies musicales, et aussi bien “L’Etrange Noël de Mister Jack” que “Charlie et la chocolaterie” ont bien des aspects de films musicaux, mais “Sweeney Todd” est une œuvre spécialement difficile à chanter et à jouer. Certains admirateurs de Sondheim ont d’ailleurs mis en cause la capacité de Johnny Depp et Helena Bonham Carter à chanter leur rôle. C’est pourquoi, avant le début du tournage, dans les studio de Pinewood, près de Londres, à partir de février 2007, la part la plus intense du travail de préparation s’est portée sur la musique: adaptation des lyrics au film, répétition des chœurs, chorégraphies, et, surtout, entraînements vocaux des principaux protagonistes.

“mon film ressemble à un film muet avec de la musique”

Le film sortira aux Etats-Unis pour Noël, conte de terreur dont on peut juger les effets saisissants à la réaction des responsables du studio Warner, à l’issue d’une première projection de travail: ils ont demandé quelques coupes et adoucissements, jugeant le film trop violent et trop sanglant, notamment une scène où un enfant d’une dizaine d’années manipule des morceaux de corps humains en les plaçant dans un grand hachoir à viande.

Burton m’a dit avoir voulu déplacer l’audace macabre de Sondheim vers un univers de cinéma muet traité selon une forme proche du noir et blanc et des premiers films d’horreur: “Mon film ne ressemble pas vraiment à une comédie musicale, et moins encore à un opéra”, m’a dit Burton. “En fait, cela ressemble davantage à un film muet avec de la musique. Comme un vieux film d’horreur. L’émotion passe à travers ce style, et Johnny a beaucoup aimé ce jeu d’acteur dans un silence ponctué d’intermèdes musicaux et chantés. Cela l’a libéré pour trouver son style sur ce film. J’aime les acteurs qui ont cet air bizarre et j’ai toujours souhaité faire un film qui retournerait à la façon qu’avaient les Peter Lorre et Boris Karloff de composer un univers. Avec Sweeney Todd, on aura droit à un mélange entre film d’horreur et musical. Je ne sais pas encore si ce sera une comédie ou une tragédie”.

Penchons pour la tragédie musicale, puisque, quand il brandit son rasoir un déclamant “Enfin, mon bras est complet!” avant de trancher la gorge des infâmes, Sweeney Todd n’est pas qu’un pantin morbide, cruel et dégénéré: il offre ces flots de sang à une société suffisamment glauque et violente — la nôtre évidemment, bien davantage que la Londres de la reine Victoria — pour s’en délecter, métaphore cannibale d’une civilisation inhumaine où le signe de la toute puissance consiste à écraser son prochain, à le manger, pour ne pas être soi-même la victime de cette sauvagerie féroce. Après avoir dénoncé dans “Charlie et la chocolaterie“, et avec quelle virulence, la manière dont la société occidentale élève ses enfants, Tim Burton livre avec “Sweeney Todd” un sanglant pamphlet contre les formes acerbes de nos rapports sociaux.