Le Parfum des Réminiscences


En 1799, Ichabod Crane est envoyé à Sleepy Hollow, en Nouvelle Angleterre, pour enquêter sur une série de meurtres. Des corps sont retrouvés décapités, les têtes demeurant introuvables.

Effrayée, la population accuse un légendaire cavalier, lui-même victime d’une décollation, et qui, vengeur, serait revenu d’entre les morts. S’accrochant au bon bout de la raison, notre précurseur de Rouletabille découvrira cependant que la réalité n’est pas toujours logique, et que les monstres peuvent se dissimuler sous les apparences les plus plaisantes.

Tim Burton s’amuse de nouveau à raconter une histoire horrifique et nous le suivons sans crainte. Sa joie est d’autant plus évidente que se succèdent sur l’écran des acteurs et des motifs aperçus auparavant dans sa filmographie. Les visages de Johnny Depp, Martin Landau et Christopher Walken se mêlent aux citrouilles, arbres griffus et autres vampires. La créature de Frankestein, si chère au cinéaste, est évoquée dans un final où le cavalier sans tête, soudainement touchant, devient la marionnette d’un être de chair et de sang, plus cruel et inhumain que lui-même. En fait, nous assistons à un film de la Hammer, cette maison qui, dans les années 50 et 60, produisait des œuvres d’épouvante pleines de cris et de brouillard. Christopher Lee, célèbre pour son interprétation de Dracula, en apporte d’ailleurs la preuve par sa présence.

Néanmoins, cette promenade en terrain connu ne serait que plaisir de courte durée si elle ne s’aventurait en des voies plus intrigantes. Ce voyage dans le temps bifurque vers les origines du cinéma. Arborant le sourire de l’adulte volontairement crédule, Burton joue avec son étrange instrument, né de l’illusion et peuplé de fantômes. Une fantasmagorie animée à laquelle suffisent quelques photos associées à la persistance rétinienne. C’est avec un mécanisme similaire que le thaumatrope – de thauma, objet d’étonnement et d’admiration – surprend les enfants depuis près de deux siècles. En forme de disque, ce jouet voit, lors d’une rotation rapide, ses recto et verso se superposer pour former un troisième dessin. Significativement, bien qu’inventé en 1825, il apparaît dans le film de façon anachronique, permettant à Ichabod Crane de défaire les noeuds de l’intrigue.

Ce retour aux sources amène une simplicité qui, salvatrice, illumine toute l’histoire. Les images retrouvent la beauté graphique du cinéma muet, à l’immédiate efficacité, et s’inspirent de toiles de maîtres. Des bourgeois au hiératisme inquiétant, échappés des œuvres de Gainsborough, traversent les paysages imaginés par l’Hudson River School, empreints de la nostalgie d’une nature vierge et idyllique, nimbée de lumière dorée. Cet univers figé dans le XVIIIéme somnole dans les brumes du passé. Burton, espiègle iconoclaste, va ridiculiser son apparente honorabilité en le confrontant au jeune Crane. Positiviste, isolé en cette fin de siècle dit révolutionnaire, celui-ci se réfugie dans le progrès pour échapper aux angoisses qui l’assaillent. Un progrès qui lui permettra de combattre l’obscurantisme d’une société conservatrice.

Le rapport au passé et les problématiques d’héritage et de filiation travaillent en permanence le film. Le cœur en est un arbre maléfique dont les racines plongent dans les profondeurs des secrets collectifs. Tout y est affaire de généalogie et de transmission qu’il s’agit d’assumer, sous peine de tourments infinis. Chacun des protagonistes doit effectuer le deuil d’un trauma personnel, et supporter le poids d’une mémoire trop pleine. Seul le cavalier sans tête n’a, littéralement, plus de souvenir. Dès lors, agissant par pur instinct animal, il est assimilable au cheval fou de Socrate, “à la robe noire, aux yeux bleus et injectés de sang, qui, ami de la violence et de la fanfaronnade“, gouverne l’âme de l’être passionné.

Ainsi, en bien ou en mal, les parfums du passé s’insinuent au milieu de ce tourbillon d’images et de sons, de ce grand guignol ironique, pour laisser poindre une sensation de délicatesse. Les réminiscences qui tissent les fils de l’intrigue suggèrent une douce mélancolie. Et cette appréhension du temps qui passe semble nous murmurer, comme les effluves de la dame en noir au détective de Gaston Leroux, que, “malgré tout, le presbytère n’a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat“.