A l’heure du tout-numérique, l’un privilégie le dessin, l’autre la marionnette, le troisième la pâte à modeler… Maîtres de l’animation à l’ancienne, Michel Ocelot, Tim Burton et Nick Park s’interrogent sur les mutations actuelles du genre. Et s’en inquiètent.
C’est l’automne magique du cinéma d’animation. Sur les écrans, la déferlante : cette semaine, le premier long métrage – savoureux et inventif – mettant en scène nos héros british préférés, créés par Nick Park et les magiciens du studio Aardman, Wallace et Gromit, Le mystère du lapin-garou. Puis, douze ans après L’Etrange Noël de monsieur Jack , le retour du petit théâtre macabre de Tim Burton, via des Noces funèbres (sortie le 19 octobre) grotesques à souhait. Enfin, Kirikou et les bêtes sauvages , de Michel Ocelot (coréalisé avec Bénédicte Galup, en salles le 7 décembre), suite des aventures du vaillant petit guerrier de la brousse.
Derrière ces trois films, trois créateurs venant d’horizons divers, aux prises avec un mode d’expression que les progrès techniques – et notamment l’image de synthèse – ont révolutionné. Aucun d’entre eux ne croit au tout-numérique. Sans rejeter l’ordinateur, utilisé à des fins très précises, chacun perpétue des techniques plus traditionnelles : le dessin animé pour le Français Michel Ocelot et l’animation image par image de marionnettes, pour l’Américain Tim Burton, ou de personnages en pâte à modeler, pour l’Anglais Nick Park.
Ces trois-là privilégient une forme d’artisanat ludique. A-t-il encore cours, alors que le cinéma d’animation est devenu un enjeu économique majeur ? Comment empêcher que la série l’emporte désormais sur le prototype, alors que les deux Shrek ont rapporté dans le monde, rien qu’en recettes salles, plus de 1 milliard de dollars ? Comment survivre au triomphe de l’animation en 3D ? Réponses à trois voix, va-et-vient triangulaire entre mini-odyssées personnelles et lois du marché.
Télérama : Y a-t-il un film qui vous a fait découvrir l’animation et qui vous a donné envie d’en faire ?
Nick Park : J’ai vu Blanche-Neige quand j’étais enfant, et je me souviens encore du plaisir d’être effrayé. Mais si j’ai commencé, à l’adolescence, à bricoler de petits films image par image, grâce à une caméra que m’avait offerte mon père, c’est sous l’influence de King Kong et de ses créatures animées par Willis O’Brien. Je regardais aussi l’animation à la BBC : les films pour la jeunesse, dans les années 70, témoignaient d’une audace et d’une inventivité qu’on ne trouve plus aujourd’hui.
Tim Burton : Ce n’est pas un film d’animation qui a déclenché ma vocation, mais Jason et les Argonautes , avec ses effets spéciaux animés image par image par Ray Harryhausen. J’aimais évidemment les films de Disney ou les cartoons de la Warner, mais j’ai toujours apprécié les films composites, qui mélangent prises de vues réelles et animation, comme ceux du Tchèque Karel Zeman. Il y a dans l’image par image un côté artisanal qui vous fait ressentir très fort la présence de l’artiste animant sa création.
Michel Ocelot : Un film fondateur ? J’avais été fasciné par La Révolte des joujoux , de la Tchèque Hermína Tyrlova, tourné juste après la guerre : le vrai Toy Story , en quelque sorte ! Et puis aussi par les trouvailles de Disney dans Pinocchio : Gemini Criquet se couche dans une boîte d’allumettes, et tire le couvercle comme si c’était une couverture. Ça m’enchante encore ! Mais je dirais que mon métier vient directement de mes jeux d’enfant. Ce que je fais aujourd’hui, je le faisais quand j’avais 10 ans : je dessine, j’invente, je m’amuse, je bricole, je m’intéresse à tout, et je fais jouer les autres…
Télérama : Avant de rencontrer le succès, avez-vous connu des moments de doute, voire de complet découragement ?
Nick Park : J’ai eu de la chance. J’ai commencé mon premier Wallace et Gromit [ Une grande excursion , achevé en 1991, NDLR] alors que j’étais encore à l’école de cinéma, et les choses se sont enchaînées avec bonheur. Je n’ose imaginer la réaction des gens si j’avais proposé aujourd’hui ex nihilo un long métrage mettant en scène un Anglais célibataire et vieux jeu avec son chien ! Le doute surgit plutôt pendant le travail créatif : imaginez que, dans le meilleur des cas, il se passe quatre ans entre le moment où vous inventez un gag et celui où vous pouvez enfin le visualiser dans le film terminé… Vous avez tout le temps de ne plus le trouver très drôle…
Tim Burton : Je suis entré chez Disney comme animateur au début des années 80… et je n’étais vraiment pas fait pour ça ! Je ne savais pas dessiner à la manière de Disney, surtout à une période où le studio était en plein doute, produisait des films médiocres comme Rox et Rouky ou Taram et le chaudron magique . J’étais si mauvais qu’ils m’ont laissé faire mes dessins dans mon coin, et même mon premier court métrage, Vincent . Quitter Disney ne m’a finalement pas si mal réussi.
Michel Ocelot : J’ai eu une vie un peu pathétique d’artiste qui n’arrive pas à trouver du travail et à vivre de son art. Au fond de ma cour, j’étais connu parce que mes courts métrages recevaient des prix dans les festivals. J’avais envie de me tuer au travail, mais je n’avais ni argent, ni matériel. Je me suis souvent posé la question : puisque personne ne veut de moi, dois-je continuer ? Mais je n’ai toujours fait que ce que je voulais. J’ai refusé d’animer la série Pif le chien , en me disant : je ne suis pas sur terre pour faire Pif le chien . Voilà : j’ai une vie d’artiste obstiné, qui n’est pas tombé sur des mécènes.
Télérama : Avez-vous le sentiment de vivre en ce moment un âge d’or de l’animation ?
Nick Park : Sans doute, et notamment pour ce qui concerne l’animation de long métrage. Il n’y a jamais eu autant de films, surtout grâce aux progrès de l’animation par ordinateur. Le souci, c’est de maintenir la diversité des genres et des techniques… Tim Burton a pu réaliser Les Noces funèbres comme il l’entendait, mais s’il ne s’était pas appelé Tim Burton, cela aurait-il été possible ?
Tim Burton : Est-ce qu’on peut parler d’âge d’or, au moment où Disney ferme son département d’animation 2D ? Tout un pan de la création est laissé aujourd’hui à l’abandon. Il y a une renaissance quantitative, mais avec une méfiance à l’égard de certaines techniques plus traditionnelles.
Michel Ocelot : Je crois qu’on vit un âge d’or en termes de public. Il faut remercier l’animation japonaise, et notamment les séries type Goldorak . Les enfants qui les regardaient ont bien sûr grandi, et forment un public de jeunes adultes intéressés par l’animation. Les Japonais – Miyazaki et Takahata en tête – ont été les premiers à concevoir des films pour tous les âges. Côté français, le premier Kirikou a prouvé qu’un dessin animé francophone pouvait s’exporter dans le monde entier.
Télérama : Les enjeux économiques liés aujourd’hui aux films d’animation n’engendrent-ils pas un risque d’uniformisation des contenus ? Hollywood semble appliquer sans cesse les mêmes recettes…
Nick Park : Oui, je redoute un peu le triomphe d’un seul type d’humour, le pastiche et le second degré. En voyant certains films, j’ai l’impression d’entendre hors champ les suggestions des producteurs ou même des comités de lecture des majors… Trop d’histoires, trop de situations sont des copier-coller d’autres films. On remarque a contrario quand un film porte la marque de son auteur : j’ai aimé Les Indestructibles , parce que j’y reconnaissais le goût du réalisateur, Brad Bird.
Tim Burton : Il y a deux problèmes, chez les majors hollywoodiennes. D’abord une telle âpreté au gain qu’elles attendent toujours plus, au risque de faire passer pour des échecs des films qui, pourtant, sont extrêmement rentables. Ensuite, cette obsession d’user une formule jusqu’à la corde : depuis Toy Story et Shrek , l’animation en 3D marche, alors on épuise le filon, et tous les films finissent par se ressembler. J’ai eu l’occasion de travailler en animation 2D traditionnelle, d’abord en supervisant la série tirée de Beetlejuice , puis en signant des courts métrages pour un site Internet. J’en ai conclu à la nécessité de trouver à chaque fois la technique convenant le mieux au projet et à sa diffusion. On ne peut pas faire tous les films en « stop motion » [image par image, NDLR] ou en 3D numérique.
Michel Ocelot : Quand Pixar [la société qui a produit Toy Story , Monstres & Cie , Le Monde de Nemo ] se met à singer Pixar, ça devient dangereux. Elle risque de perdre ce qui a fait son succès initial : son côté outsider. John Lasseter et son équipe étaient des gens qui aimaient simplement leur boulot, le cinéma, les enfants. Je ne suis pas loin de penser que le court métrage est le format le mieux adapté à l’animation. Avec ses objectifs de rentabilité, le long métrage vous met un boulet au pied. Si on est musclé, il ne se voit pas. J’ai bon espoir, néanmoins, qu’en France, où l’on a assez mauvais caractère, on continue à faire des films différents.
Télérama : Avez-vous profité d’innovations techniques pour mener à bien votre dernier projet ?
Nick Park : La principale innovation, dans la méthode de travail, c’est l’échelle. J’ai commencé le premier Wallace et Gromit tout seul ; le long métrage a parfois mobilisé deux cent cinquante personnes, actionnant simultanément trente caméras sur trente plateaux miniatures ! Mais 99 % restent de l’image par image classique. Le côté manuel est indispensable à ce genre de projets.
Tim Burton : Dans Les Noces funèbres , j’ai eu recours à des marionnettes très sophistiquées. Sur L’Etrange Noël de monsieur Jack , on utilisait énormément de têtes et de membres de rechange ; à présent, chaque marionnette contient un mécanisme complexe, comme une montre suisse, qui permet de lui donner des expressions plus fines. Mais l’animation image par image, elle, n’a pas changé depuis les origines du cinéma.
Michel Ocelot : Kirikou reste de l’animation traditionnelle, dessinée au crayon sur du papier, mais après, tout le reste est numérique. J’ai beaucoup utilisé le logiciel Photoshop : je m’en suis servi pour créer une véritable bibliothèque de plantes, qui m’ont servi, en les multipliant et en changeant les couleurs, à créer une infinité de décors. J’y ai pris un grand plaisir de peintre. Pour moi, le dessin reste une nécessité. Il provoque une réaction chimique dans le cerveau, que la 3D ne provoque pas. La 3D, c’est une image pour les chiens : il n’y a pas besoin de la traduire, elle est là. Alors que le dessin est un trait noir qui n’existe pas dans la nature. Il faut la cervelle d’un humain pour saisir que ce zigzag-là est une jolie fille.
Télérama : Les films d’animation ont de plus en plus recours à des acteurs célèbres pour donner voix aux personnages. Qu’en pensez-vous ?
Nick Park : Je n’aime pas les voix modernes, choisies uniquement parce qu’elles sont connues. La voix de Wallace est essentielle pour mon travail : elle est constitutive de la façon dont je vais animer le personnage. Elle appartient à Peter Sallis, un acteur anglais qui n’est pas une star. Notre coproducteur, Dreamworks, n’aurait rien eu contre quelqu’un d’un peu plus connu ; il s’est contenté des noms de Ralph Fiennes et Helena Bonham Carter, qui ont prêté leur voix à deux autres personnages.
Tim Burton : Pour Les Noces funèbres , j’ai été gâté : c’est probablement la meilleure distribution que j’ai eu à diriger ! J’ai privilégié la qualité sur la notoriété. Une bonne voix ne sauve pas un film : souvenez-vous que la voix de Brad Pitt n’a pas empêché le flop de Sinbad .
Michel Ocelot : Les voix connues, je trouve cela pathétique. Ce sont les commerçants qui imposent cette hybridation. Pour Kirikou , j’ai obtenu gain de cause : je voulais des voix africaines francophones, que je suis allé enregistrer à Dakar. Mais si dans un de mes films il y avait un personnage de vedette, je n’aurais rien contre le fait de prendre une star…
Télérama : Considérez-vous au fond que l’animation est aussi riche que le cinéma traditionnel ?
Nick Park : Je vais répondre du point de vue de ma stricte expérience personnelle. L’animation est le genre idéal pour moi, c’est le meilleur véhicule pour mes idées. Le « stop motion » ressemble à la prise de vues réelles en miniature, la taille et la technique ne m’intimident pas…
Tim Burton : J’aime l’immédiateté du cinéma classique. Mais, sur un bon film d’animation, vous sentez que chacun a travaillé comme un artiste. Dans certains passages des Noces funèbres , j’ai le sentiment qu’on est parvenu à une précision dans l’expression des personnages qui n’a rien à envier à la prise de vues réelles.