Tim Burton, Ulysse et King Kong


Avec sa version guerrière de “La planète des singes”, Tim Burton s’en réfère à la mémoire de notre cerveau reptilien, pointe du doigt pas mal de tyrans, petits ou grands, qui font le singe pour utiliser au plus mal le pouvoir et s’interroge sur notre évolution. Pour lui, l’homme est traversé par des éclairs de bien et de mal.


ENTRETIEN

La touche Tim Burton apparaît dès le début de votre “Planète des singes”… Alors que Frank -lin Schaffner, en 1967, laissait se dérouler l’action en pleines lumières, vous plongez vos singes dans un univers sombre qui est celui de “Batman” et de “Sleepy Hollow”…

Je ne sais si Schaffner et Charlton Heston, son interprète principal, y avaient songé mais l’histoire de “La planète des singes” traite, en fait, sur l’un de ses segments, de pornographie dont je ne puis dire si elle est animale ou humaine. Toujours est-il qu’un tabou est franchi dans ce film: un homme tombe amoureux d’une guenon! Zoophilie ou humanophilie (j’invente ce mot!), à vous de décider… Bref, éteignons la lumière sur cette bizarrerie sexuelle qu’on trouvait déjà dans le magnifique “King Kong”.
De plus, notre fascination pour les singes, les gorilles en particulier, nous vient de la… nuit des temps. Quelque part, notre cerveau reptilien d’homme moderne se rappelle qu’il a côtoyé, aimé ou combattu les singes en des temps très éloignés. Nous avons une vraie fascination, ça doit venir d’un truc inscrit dans nos gènes, pour cette époque incroyablement lointaine où, nous, les hommes, étions en devenir et luttions dans un monde dur, fort, lourd, totalement mystérieux, immense où la sauvagerie devait être gigantesque et ne pouvait être adoucie que par un geste artistique: des fresques sur le mur d’une grotte, l’empreinte d’une main signifiant “Je suis différent”.
L’humanité d’aujourd’hui a gardé en elle une trace mystérieuse du temps d’avant l’Histoire… Si Spielberg et ses dinosaures attirent tant de public, c’est aussi à cause de cela.
Face au visage brutal d’un gorille, l’homme sait qu’il est devant un miroir qui le réflète un peu et que si cette image est, heureusement, floue il le doit à la patine de la civilisation. Mais le gorille dans le miroir murmure: “Je suis un peu toi”. Nous savons tous qu’un monstre rôde en nous, plus ou moins bien domestiqué (Fritz Lang l’a merveilleusement synthétisé dans “M le Maudit”). Dès qu’un film le rappelle, le spectateur est étrangement attiré. Mais est-ce si étrange que ça quand on accepte de réfléchir lucidement aux pulsions qui mènent nos vies, pulsions que nous nions le plus souvent?
Il y a tant de choses encore primitives en nous. Tant d’énergies, placées dans la bombe atomique de notre inconscient animal, qui parfois éclatent. C’est pour cela que j’ai traité certains épisodes du film avec beaucoup de violences.

Pourquoi être revenu sur “La planète des singes” qui avait déjà été fait en 1967?

A cause de “King Kong” qui est mon film favori… Mais Hollywood l’a déjà repris et un peu tué à cause d’un “remake” et de suites qui n’étaient pas… ça. Alors, singe pour singe, j’ai été attiré par une nouvelle version du film de Franklin Schaffner adapté très librement du roman philosophique du Français Pierre Boulle.

“Les oeuvres de certains génies appartiennent à tout le monde”

Pourquoi refaire une oeuvre? Il m’arrive, parfois, de regarder un tableau de Van Gogh et de penser “Il aurait mieux valu mettre plus de jaune dans ce coin-là”. Je ne crois pas que ce soit un désir iconoclaste. Les oeuvres de certains génies appartiennent à tout le monde, nous permettent de grandir, d’évoluer, d’apporter notre petite pierre supplémentaire à l’édifice de l’histoire de l’art. L’art jaillit d’un homme parce que, derrière et autour de lui, il y a tous les autres hommes qui l’influencent: on peut donc se le partager, en faire un bien commun, s’en servir, le détourner. Collodi a écrit “Pinocchio”, un conte qui me hante, James Barrie “Peter Pan” et, depuis qu’ils ont offert à l’humanité ces personnages qui étaient en eux, des centaines d’artistes s’en sont servis. Et c’est bien, cette solidarité culturelle, cette générosité de l’art.
L’homme traite souvent d’autres hommes en animal. Voyez ce qui s’est passé au Rwanda ou dans l’ex-Yougoslavie! Ou ce que font certains pères de famille à leurs gosses et à leur femme! “La planète des singes” est un matériel qui m’a permis de traiter de tout ça sur la ligne d’un divertissement bien narratif et populaire… La “Planète des singes” est une partition guerrière qui permet d’inventer une foule de nouvelles “chansons”.
Bref, je ne crois pas que mon film soit un remake du premier. Je ne me refais pas: je lui ai rendu des hommages. Par exemple, installer le plateau de tournage sur le site sauvage de Lake Powell devenu célèbre – l’office du tourisme de cette cité s’en enorgueillit – parce que Schaffner et Heston y ont tourné leur film. Mais des hommages qui entraînent vers d’autres contextes que l’oeuvre originale.

Est-ce de l’ironie à la Burton que d’avoir fait jouer à Char ton Heston, star du film original… Heston, chantre des armes à feu aux Etats-Unis, n’est pas vraiment de votre bord…

Le temps qui passe apporte une certaine sagesse. J’aurais vomi Heston, il y a cinq ans, pour son rôle de porte-parole des industries d’armes à feu. Mais l’humain est compliqué, ambigu, avec des zones lumineuses et des recoins noirs. Je tente de comprendre… Pourquoi peut-on être digne, comme Heston, et, en même temps, vanter des engins de mort? Combien de gens sont à la fois réactionnaires et libéraux à la fois? Des masses.
Bref, la présence discrète de Heston participait bien à l’atmosphère de ce peuple de singes humanisés qui, comme les hommes que nous sommes devenus, sont traversés par des éclairs de bien et de mal.
Même si je ne suis pas d’accord avec son lobbying pour les armes à feu, j’admire Heston qui a choisi son chemin et s’y tient même si ça ne le rend pas populaire partout. Sa route est mauvaise, je le sais. A moi de construire, avec la même dignité, une route qui coupera la sienne! Heston et moi, c’est le vieux classique freudien du fils qui doit “tuer” son père pour exister. J’exagère un peu!
Quant à effacer le vieil Hollywood: non! Il y a tant de films de cette époque qui me hantent. Ils ne sont que des imageries, des chromos. Mais ces chromos ont formé l’inculte gamin de banlieue que j’étais.

L’imagerie de votre “Planète des singes” évoque une société totalitaire.

J’ai effectivement accentué ça grâce aux costumes militaires agressifs… Ça veut dire quoi: que le totalitarisme avance toujours masqué dans un cortège pompeux et sérieux, entouré d’une architecture de monumentalité claustrophobique… à la limite du ridicule si on les regarde bien. Pas mal de tyrans font le singe pour utiliser au plus mal le pouvoir, non? Bon, que le public le comprenne, non?

“Le totalitarisme avance toujours masqué”

Vous vous éloignez, ici, de la pop culture, de votre côté Andy Warhol, présents dans les “Batman” (dont la cité Gotham est… totalitaire) et “Mars attacks!”.

“Batman” exigeait ce contexte… “La planète des singes” fonctionne, je crois, grâce à la touche bizarre que je lui donne mais aurait dérapé si je l’avais colorée de pop culture.

Et la relation amoureuse entre une guenon et un homme… C’est culotté!

Pas tant que ça. J’ai lu un article dans les journaux là-dessus. Les dresseurs de singes savent bien que leurs animaux éprouvent, parfois, une attirance sexuelle pour eux.

La fin de votre film est très différente de celle de Franklin Schaffner.

Ne la révélez pas! Les trois quarts du film étaient terminés sans que je sache comment j’allais le terminer. On avait deux ou trois fins en tête qui devaient absolument être différentes de celle de Schaffner qui a réussi, là, un coup de maître qu’on ne pouvait lui piquer! J’en ai beaucoup parlé avec le producteur Richard Zanuck, qui faisait partie de l’équipe de Schaffner. Il était d’accord avec moi pour ne pas imiter le “The End” du premier “Planète des singes”… Puis, j’ai pensé aux paradoxes temporels, un truc qui me turlupine, à l’évolution de la vie sur les planètes. Et voilà… mais: chut!

Qu’est-ce qui différencie totalement votre film de celui de Schaffner.

J’ai tiré la “Planète des singes” vers une atmosphère de mythologie. Homère et Ulysse sont dans mon film!
Avec, en prime, mes bizarreries personnelles, mes interrogations “métaphysiques”: pourquoi évoluons-nous de telle ou telle façon, quel déclic a fait ce que nous sommes, comment passons-nous de la marginalité à l’entrée dans le troupeau consensuel de la société? Qui sommes-nous réellement? Pourquoi inventons-nous des dieux? Et s’ils existent pourquoi sommes-nous à ce point prétentieux pour les imaginer à notre propre image?

Quelle part les images virtuelles ont-elles dans votre film?

Une petite. J’ai voulu partir d’une base humaine. L’énergie d’un film, la vraie, celle qui touche le spectateur, sort toujours d’un acteur. C’est pourquoi je ne crois pas trop, comme on le dit depuis la sortie de “Final Fantasy”, dont les interprètes sont virtuels, que le temps des comédiens se termine… L’ordinateur nous a servi pour les décors, certaines scènes de foules et de batailles.