Tim Burton montre son cerveau reptilien


Le cinéma américain tient la grande forme. Après “Toy story 2” et “American Beauty”, c’est Tim Burton qui enquête sur un fantôme du passé pour prouver qu’en entrant dans une nouvelle ère, on emporte avec soi le cerveau violent de l’ancienne. Dans “Sleepy Hollow”, Tim Burton retrouve son acteur Johnny Depp.


Tim Burton ne perd pas la tête! Dans “Sleepy Hollow”, un ancêtre de Sherlock lutte contre le fantôme du chevalier sans tête

Revoilà Tim Burton et son fol imaginaire. Youpie! Sa dérision et sa tendresse. Et son acteur favori: Johnny Depp qui, depuis “Las Vegas Parano”, prend tous les risques et est devenu l’interprète le plus talentueux de sa génération.
Adaptée à la crème aux potirons qui font peur d’une nouvelle de l’Américain Washington Irving (1783-1859), “Sleepy Hollow”, “La légende du cavalier sans tête” est un magnifique conte horrifique permettant divers niveaux de lectures, du divertissement pur à l’étude sociologique en passant par la quête du monstre qui, depuis le début des temps, vit dans nos têtes… En 1799, dans la petite ville de Sleepy Hollow, d’hypocrites goinfreurs puritains sont décimés par un étrange cavalier sans tête qui décapite ses victimes comme pour les punir d’un péché secret et horrible…
Un juge (Christopher Lee) envoie un fin limier new-yorkais (Johnny Depp), précurseur des méthodes de Sherlock Holmes, matérialiste et nourri des sciences exactes, pour enquêter sur cette affaire et taire les rumeurs courant sur un fantôme de la vengeance.
Le film est comme une corde raide entre réalité et surnaturel sur laquelle notre imagination se met délicieusement en équilibre.

Conversation à bâtons rompus avec Tim, cher tam-tam de tous nos imaginaires et le genre de frère avec lequel on aimerait passer à travers le miroir.

LUC HONOREZ

Le détective Ichabod Crane, joué par Johnny Depp dans votre film, franchit, comme nous, une nouvelle ère: il passe de 1799 à 1800… Cet homme jeune croit aux progrès de la science mais constate que, malgré son optimisme quant aux nouvelles technologies, les humains entraînent toute la mauvaise conscience et toutes les mauvaises actions d’une époque dans une époque nouvelle… Le parallèle est frappant avec ce qui se passe aujourd’hui: la révolution technologique avance à pas de géants mais l’homme occidental est toujours habité par les oeufs du serpent: l’extrême droite, les guerres, la violence urbaine, l’égoïsme des riches, criminel à l’égard des pauvres, l’écrasement des idéaux. Avez-vous voulu souligner ce parallélisme qui rend “Sleepy Hollow”, film en costumes, entièrement moderne?

Absolument. Le cerceau reptilien de l’humain conserve les vieilles terreurs et les mêmes mauvais instincts à travers toutes les générations. Le progrès technique ne peut changer cela.
Quand on lit les romans du temps passé, on se rend compte que chaque bond d’un siècle dans l’autre est salué par des analyses annonçant que les choses vont aller mieux, que des machines vont nous aider, que le bonheur et la solidarité vont enfin se déployer sur toutes les classes sociales. Chaque fois, ça rate. Notre fichu cerveau reptilien ne parvient pas à tuer les vieux démons qui l’habitent. Démons qui, eux aussi, se servent des avancées technologiques pour progresser dans les sociétés.
Ce mystère de l’âme humaine me passionne. Tous mes films tentent de le fouiller. Pourquoi, alors que nous avons inventé suffisamment de choses pour être heureux sur toute la planète, alors qu’il y a, en abondance, de quoi nourrir physiquement et spirituellement les habitants de la terre entière, perdons-nous encore la faculté d’être heureux et créatifs en nous battant, en moisissant dans le racisme, en harcelant les autres pour des colifichets de pouvoir ou d’argent?
Oui, le “cavalier sans tête”, brutal et sauvage, galope encore dans le territoire de nos corps… Prenez les Etats-Unis. Ce continent a été fondé sur des théories de massacres: on a tué les Indiens, fait mourir des civilisations, saccagé des paysages vierges, exploité les Noirs, etc. La première constitution de l’Amérique a été… l’arme à feu et le poing dans la gueule! Aujourd’hui, sous un masque policé, les Etats-Unis et le monde occidental laissent toujours suinter des tueurs en série, des gens qui se croient gentils mais qui suivent des leaders fascistes.
La “grotte endormie” – “sleepy Hollow” – de notre âme préhistorique, faite de peurs et de superstitions, n’a jamais pu être fermée par la civilisation.

Et pour cacher ce fait, nous inventons Dracula, Frankenstein, M le Maudit, la fête des monstres d’Halloween et les fantômes pour prétendre: “C’est leur faute. Eux sont les méchants. Nous, on est les braves dans nos jolies petites maisons semblables à celles de nos gentils voisins.”

Oui. Nous faisons semblant de croire que Dracula et compagnie sont des fantaisies que nous avons créées pour nous divertir alors que nous savons bien qu’elles pourraient facilement devenir notre reflet réel dans le miroir…
Du coup, j’aime bien prendre le parti de ces pauvres monstres, marginalisés parce qu’ils sont nos jumeaux et toujours condamnés à notre place! D’où ma tendresse pour des exclus accusés de tous les maux, comme Edward aux mains d’argent ou pour Jack le Squelette, le roi du Pays de la Toussaint.
Je suis persuadé d’une chose: tous les contes de fées ou les récits d’horreur parlent d’aujourd’hui et de demain. C’est pour cela que j’aime traiter leurs thèmes dans mes films, qui semblent être des “fantaisies”… alors qu’ils sont autant d’actualité que le prochain journal télévisé!

“Sleepy Hollow” est aussi un hommage aux films d’horreur des studios britanniques de la Hammer qui, dans les années 50 et 60, alors que la “guerre froide”… brûlait, ont fait renaître Dracula, Frankenstein, les loups-garous… avec des acteurs comme Christopher Lee, Peter Cushing, Oliver Reed, …

Ces films, souvent bricolés, possédaient une forte imagerie. Et comme le cinéma est, avant tout, un art visuel, cette imagerie, qui était aussi le scénario, faisait oublier les maladresses, parfois charmantes comme celles du cinéma muet, dues aux petits budgets de ces réalisations.
Le mérite de la Hammer a aussi été d’utiliser le vieil expressionnisme allemand que le réalisateur Murnau porta au sommet, en 1932, avec son “Nosferatu, le vampire”. Expressionnisme qui, à partir des films de la Hammer, a essaimé jusqu’à aujourd’hui dans le cinéma américain, voyez “Seven”.

Depuis plusieurs années, vous êtes le maître de vos projets. Pourtant, “Sleepy Hollow” est un film que Francis Coppola, entre autres, vous a commandé…

Je n’ai pas hésité. J’ai su immédiatement que je pouvais faire miennes l’imagerie et l’incroyable énergie de “Sleepy Hollow”.
Confronté à un film de commande, chaque jour de tournage devenait une aventure inconnue pour moi et ça m’a beaucoup plu… J’arrivais le matin sans savoir si j’allais traiter la séquence en humour, en drame, en fantasmagorie, en critique sociale du présent sous couvert d’un conte du passé: c’est très excitant, ça fouette le sang.

Vous avez aussi décidé de réaliser “Sleepy Hollow” parce qu’un grand studio américain a arrêté votre projet de filmer un “Superman” à votre manière, avec Nicholas Cage dans le rôle du super -héros, ce qui nous annonçait pas mal de dérision, et de farces, à la Tim Burton!

J’ai toujours dû lutter contre le système hollywoodien. C’est crevant. Mais, finalement, c’est plus un moteur énergétique qu’autre chose. Je lutte pour le plaisir de tirer la langue aux studios: “Na, j’ai fait mon film! Et comme je le voulais!”
A chaque nouveau film, j’ai l’impression d’être un débutant pour le système hollywoodien qui a décidé de discuter le moins possible avec des individualistes. J’avoue ne pas comprendre cette attitude: je ne suis pas si mauvais que ça et pourtant certains m’évitent et me mettent des bâtons dans les roues alors que j’ai déjà fait mes preuves. Bah, ça aide à rester jeune!

C’est toute la société du fric qui veut des ” oui-oui” à son service… Par exemple, depuis quelques années, les journalistes que vous rencontrez lors des interviews sont, souvent, choisis parce qu’ils obéissent aux distributeurs de films qui s’en servent comme pions de leur promotion… Les autres sont éliminés des entretiens. Vous et moi sommes responsables de ce système détestable tout en ne pouvant l’éviter, c’est d’ailleurs un peu lâche que de l’admettre.

Je le sais. Et je comprends que vos yeux s’allument d’une étincelle rageuse. J’ai aussi cette étincelle lorsque, jour après jour, je dois répondre aux mêmes questions anodines ou vide-poubelles. Et ce système tue la vérité du cinéma, c’est grave. J’en ai marre d’avoir uniquement des journalistes polis et anodins devant moi. Marre de devoir faire des tournées de promo à chaque sortie de films – et je ne suis pas le seul artiste de ciné à le penser – en sachant que mes propos vont se perdre dans un fleuve de parlottes d’autres acteurs ou réalisateurs interviewés.
Et c’est encore pire avec la presse américaine qui ne pose des questions que sur le fric, les stars, la baise. Nom d’un chien, je veux parler de mes films avec de vraies gens, pas avec des robots!

Revenons à “Superman”…

Je voulais secouer le mythe de ce superhéros – le choix de Nicholas Cage en était une bonne indication, non? Et comme, aujourd’hui, un film à gros budget de ce genre fait souvent plus de bénéfices avec ses produits dérivés que par son exploitation sur les écrans, mon Superman revisité – ce fut déjà la cas avec mon Batman -, le studio a craint que ça n’allait pas permettre de vendre des millions de peluches et de jouets… On a craint que j’allais pourrir la vente des figurines Superman! Voilà à quoi tient un certain cinéma en l’an 2000! De plus, le même studio venait de se casser la gueule avec “Les mystères de l’Ouest” et ne voulait plus prendre de risque.

Il y a des effets spéciaux dans votre film, dont la somptueuse image du cavalier fantôme sortant des racines d’un gros arbre, qui sont notre inconscient, mais vous ne vous en servez pas trop.

De plus en plus, je sais que ce sont l’histoire et le jeu des acteurs qui doivent être les… effets spéciaux d’un film. J’aime bien le minimalisme des truquages à la Méliès ou des films de la Hammer.
Relisez les contes de fées ou d’horreur: la magie est dans les personnages, pas vraiment dans ce qu’ils peuvent réaliser. Dans “Sleepy Hollow”, disons que l’effet spécial principal est la coloration romantique et tourmentée que je donne à mon style visuel.

Cinéaste, vous êtes un artiste étonnamment moderne. Comme homme, je vous soupçonne d’être terriblement nostalgique et mélancolique… Est-il facile de vivre avec cette contradiction en vous? Chaque matin qui se lève éloigne le passé de votre enfance et ce doit être douloureux…

Quand on est jeune, tout est neuf et cette période laisse un souvenir splendide. Il n’y a pas de période plus forte que l’enfance et l’adolescence dans une vie d’homme. Mais je ne suis pas affecté par le fait d’avoir perdu, adulte, cette période bénie puisque, cinéaste, je peux la recréer tant que je veux.
Il ne faut pas se mentir. Oui, je suis nostalgique de ne plus ressentir l’incroyable émotion qu’on a lorsqu’on est amoureux pour la première fois, de passer dans des rues où l’on a démoli de vieilles architectures que j’aimais, de revoir dans mon agenda les noms d’amis morts. En même temps, cette nostalgie, qui peut faire très mal, crée une émotion que je puis transformer en énergie positive. Je deviens le fier cow-boy qui vient à la rescousse des souvenirs encerclés par les bandits du temps! Et ce sentiment me fait redevenir gamin.
Oui, j’aime être quelqu’un qui transmet le “bâton de la mémoire” aux nouvelles générations. Mais je ne veux pas m’enterrer dans cette vocation et c’est pourquoi je bondis sur tout ce qui est neuf, que ce soient des relations humaines, des technologies, des musiques ou des BD comme on n’en a jamais vu.
La mer de la nostalgie et de la mélancolie sont vitales pour la création de l’artiste. Mais il ne faut pas s’y noyer. Il faut être un bouchon malin sur les vagues de cet océan du Jamais-Plus et voguer vers des îles vierges.

Vos films en sont pleins: croyez-vous réellement en l’existence des fantômes?

Oui. Un peu. Non: beaucoup. J’ai souvent vu des trucs inexplicables. Il y a des “entités” qu’on ne peut expliquer. La vie est si étrange, et notre inconscient si mystérieux, qu’il doit bien y avoir un peu de surnaturel, venu du premier homme, dans tout ça… La chimie, une science, n’est que la suite de l’alchimie, une magie, non?

Les fantômes existent. Ils sont en nous. Ils sont nous.

Absolument. L’humain n’arrête pas de dialoguer avec sa voix intérieure. Qui a cette voix, de quelle bouche sort-elle?
Je me sers parfois de mes films comme d’une thérapie. Non pas parce que j’ai peur de l’imaginaire. Mais parce que j’ai peur des gens qui n’acceptent pas l’imaginaire et restent assis toute leur vie sur le derrière de la triste et morne réalité.

Né en 1959 dans une banlieue américaine dont la monotonie lui inspirera des sentiments vengeurs dans “Beetlejuice” (1988) et “Edward aux mains d’argent” (1991), Tim Burton, qui a ses bureaux dans la ville la moins américaine des Etats-Unis, San Francisco, mit le turbo pour se moquer des institutions américaines dans “Mars attacks”. Ce grand maître du fantastique et de la nostalgie, qui sut rendre intéressant un mythe populaire comme “Batman” (1989 et 1991), est un formidable marginal de l’imaginaire qui se heurte parfois aux grands studios. On vient, par exemple, de lui retirer la direction d’un “Superman” joué par Nicholas Cage de peur qu’il ne se moque trop d’un personnage rentable.